L’Affaire Emile Triponé

Avertissement : dès la connaissance de cette affaire qui impliquait notre ancêtre,  il est apparu indispensable d’effectuer des recherches afin d’en savoir plus. La matière première a  été fournie, essentiellement, par la presse. Bien que n’ayant pas de compétence d’historien, ni de juriste, et ne disposant pas de tous les éléments, rien n’empêche toutefois d’en faire une analyse critique, et de poser un certain nombre d’interrogations. La lecture des sources judiciaires apporterait d’avantage de pertinence, mais leur accès est quasi impossible.  Il est évident que le regard porté depuis 2013 avec l’éclairage événements postérieurs tels l’affaire Dreyfus puis le conflit de 14/18 nourrit une réflexion très circonspecte sur ce qui a été vécu et subi par notre ancêtre Emile Triponé. Celui-ci après  avoir été honoré à l’issu du siège de Belfort a été par la suite discrédité, voire calomnié à la suite d’une affaire peu claire. Les parties de texte en italique sont des citations exactes. Tous les originaux de la presse quotidienne sont disponibles sur Gallica. Pour les autres documents, un lien vers la source  a été inséré.

mercié quand même

En 1884, le journal « le Matin »1 rend un vibrant hommage aux défenseurs de Belfort, à l’occasion de l’inauguration d’une œuvre d’Antonin Mercié « Quand même » en souvenir du siège de Belfort. Détaillant le déroulement de la cérémonie, le correspondant anonyme du journal n’hésite pas à écrire, dans un style ampoulé : « là, plusieurs discours ont été prononcés/…/…et par M. Émile Triponé, ancien officier d’artillerie au fort des Barres. Les paroles mâles et toutes françaises de ces orateurs au verbe passionnément patriotique religieusement écoutés, ont été applaudies par toute une assistance vibrante d’émotion au souvenir d’hier comme à la pensée de demain… » Sur l’œuvre de A. Mercié porte l’inscription « ligue des Patriotes » Emile fait parti de cette ligue qui a été fondée en 1882 par Paul Déroulède et qui regroupe à ses débuts des républicains modérés (dont Victor Hugo)

Les valeurs patriotiques d’Emile Triponé se traduisent donc par un double engagement, l’un militaire par son contrat volontaire dans la garde mobile et l’autre par son adhésion à ce mouvement idéologique républicain.

Le contexte militaire et politique de cette période se place dans le cadre de l’annexion de l’Alsace et de la Moselle, déchirure qui alimente tous les nationalismes les plus extrêmes. L’esprit revanchard est toujours présent. Les militaires exigent des moyens considérables pour préparer le prochain conflit. L’armée s’est relevée de la défaite, mais elle est encore en partie constituée d’anciens cadres socialement aristocrates et politiquement monarchistes. Le culte du drapeau et le mépris de la République parlementaire sont deux principes essentiels de ses cadres supérieurs. La République a beau célébrer son armée avec régularité, l’armée ignore la République.

Mais depuis une dizaine d’années, l’armée connaît une mutation importante, dans le double but de la démocratiser et de la moderniser. Des polytechniciens concurrencent efficacement les officiers issus de la voie royale de Saint-Cyr, ce qui amène des dissensions, amertumes et jalousies parmi ceux des sous-officiers qui s’attendaient à des promotions au choix. La période est aussi marquée par une course aux armements qui touche principalement l’artillerie. La course aux armements amène une ambiance d’espionnite aiguë dans le contre-espionnage français à partir de 1890. Plusieurs affaires d’espionnage avaient déjà défrayé la chronique d’une presse friande de ces histoires mêlant le mystère au sordide.

On trouvera même un certain Edouard Drumont, fondateur de la doctrine antisémite de sinistre mémoire, pour déclarer, en évoquant cette période, lors d’une conférence donnée au Grand Occident de France le 29 juin 1900 : « nous avons désorganisé complètement le service des informations militaires. Nous l’avons enlevé aux officiers pour le donner à des agents comme Grumbach, parent de Dreyfus, ami de Weil et de Triponé. L’état major de l’armée n’existe plus, et, au moment d’une guerre nous y mettrions à défaut de Picquart (Marie Georges Picquart, chef du deuxième bureau en 1895, qui contribua à démontrer l’innocence de Dreyfus), l’homme que désignerait Dreyfus. Dans ces conditions, vous êtes sûrs, dans la prochaine guerre d’écraser la France trahie et livrée partout » 

L’affaire de la mélinite. C’est dans cette ambiance qu’en 1891 éclate l’affaire de la mélinite, au cours de laquelle Emile Triponé est accusé puis condamné pour espionnage. La presse consacre de nombreux articles scandalisés au nom du patriotisme le plus exacerbé. N’oublions pas que la France et les Français sont toujours sous le coup d’une défaite dont la responsabilité incombe d’avantage à l’incompétence de ses stratèges, et en particulier Napoléon III, qu’à la valeur de ses troupes. Le climat favorise donc la chasse (et le braconnage) aux sorcières et la recherche de boucs émissaires. Emile Triponé se retrouve donc inculpé et traduit devant la justice, dans ce contexte qui verra par la suite le déclenchement de l’affaire Dreyfus en 1894, sous le chef d’inculpation de haute trahison. La presse se déchaîne et on trouvera même certains articles pour indiquer que le secret avait été vendu aux Allemands !

Dans le Figaro du 24 mai 18912 on a pu lire qu’ « un officier de l’armée territoriale, le capitaine Emile Triponé, chevalier de la légion d’honneur, fournisseur du ministère de la guerre et représentant de commerce a été arrêté pour avoir vendu à une puissance étrangère le secret de la Mélinite » La puissance étrangère est la société d’armement britannique Armstrong qui travailla ensuite sur le produit sous le nom de Lyddite.

Cet explosif avait été inventé par hasard par l’ingénieur Turpin, spécialiste dans la fabrication des jouets en caoutchouc.  Il s’ensuivit plusieurs années de recherches et de collaboration avec le comité d’artillerie du ministère de la guerre. Sur le site http://www.institut-strategie.fr/RIHM_82_ROCOLLE.html on trouve un article du colonel ROCOLLE (la crise de l’obus-torpille en France) qui donne un éclairage intéressant sur cet épisode, à partir de l’invention de la panclastite, autre explosif à mettre à l’actif de M. Turpin.

On y lit pour commencer que « Le Comité de l’artillerie n’avait pas été toutefois sans marquer (comme le Service des Poudres et Salpêtres) de la défiance vis à vis de cet ingénieur de circonstance, qui n’avait certes pas appartenu à l’École Polytechnique comme tous les membres du Comité, et dont les connaissances scientifiques restaient en tout cas à démontrer… Bref c’est en 1884 seulement que Turpin put obtenir la constitution d’une commission pour expérimenter sa panclastite. La chose fut faite d’abord à Argenteuil, puis au Fort de Vanves et finalement à Cherbourg, avec des résultats satisfaisants quoique le problème du chargement n’ait pas été entièrement résolu. »

Le paragraphe suivant est important car bien que les recherches s’effectuent sous le contrôle et l’expertise de l’armée française, on y apprend que « Dans l’intervalle un brevet avait été pris et une société avait été créée en 1883 pour exploiter l’invention, qui fut proposée tour à tour en Grèce, en Belgique, en Hollande, puis en Angleterre. Chaque fois la preuve fut apportée que la panclastite était au moins aussi puissante que l’helhoffite des Allemands, mais l’utilisation de deux liquides soulevait fatalement des difficultés et la fabrication des obus s’avérait délicate. » En d’autres termes, on comprend qu’il n’est ni incongru ni condamnable de commercialiser ce type de brevet à d’autres puissances étrangères, y compris l’Angleterre. Dans le journal « le Matin » du 21 juillet 1887 on peut également lire cette brève : « Berlin, 20 janvier. Les journaux disent que la France achète en Allemagne d’énormes quantités d’acide picrique, nécessaire, ainsi que l’éther sulfurique, à la fabrication de la mélinite. » On emploi donc des moyens étonnants dans cette course à l’armement, ou tout semble permis.

Poursuivant ses travaux, Turpin avait trouvé en 1881 un moyen d’utiliser les propriétés de l’acide picrique. Au mois d’avril 1885 les essais de la fusée, qui avaient été faits à Sevran-Livry, furent suffisamment probants pour qu’un brevet d’invention soit pris par Turpin, le nouvel explosif, fut nommé la mélinite.

Le Comité de l’artillerie fut chargé le 26 août 1885 par le Ministre « de préciser la part qui revient à M. Turpin dans la découverte de nouvelles propriétés de l’acide picrique et les revendications qu’il pourrait produire à cet égard« . Une convention fut signée entre M. Turpin et l’État français. Soucieux de ménager ses deniers, l’État avait pris seulement un engagement peu onéreux en signant avec Eugène Turpin un contrat temporaire le 29 décembre 1885. Aux termes de ce contrat, Turpin renonçait à toute réclamation au sujet de l’emploi que pourraient faire de l’acide picrique les ministères de la Guerre et de la Marine, recevait une somme de 250 000 francs et il s’engageait à conserver le secret de sa découverte pendant dix mois, délai au bout duquel tout laissait entendre que l’intéressé aurait le droit de proposer la mélinite à d’autres acheteurs que l’État français.

« Cette clause curieuse serait à l’origine des difficultés que Turpin rencontra quand il voulut vendre à la firme anglaise Armstrong le procédé de fabrication. Un procès en divulgation de secret intéressant la Défense nationale lui fut fait en 1891 et Turpin fut lourdement sanctionné »

C’est très probablement au cours de cette période qu’Emile Triponé, capitaine d’artillerie et fournisseur du ministère de la guerre, a rencontré Eugène Turpin et a eu connaissance de cette invention. 

3 extrait matin 07 1888 expériences à porsmouth

Dans un article de l’édition du 15 juillet 1888, le journal « le Matin »3 raconte avec beaucoup de détails l’avancement des études de la mélinite avec une firme britannique, Armstrong sur un navire cible, « la Résistance ».  Il n’est donc pas secret que des négociations sont en cours entre cette firme et M. Turpin, inventeur de la mélinite et Emile Triponé qui agit en qualité de négociateur. On y apprend que « d’importantes expériences ont été faites à Portsmouth » et que de nombreux détails ont été communiqués à la presse « compétente »… « Malgré le secret gardé…et les précautions prises par l’amirauté pour que rien ne transpire » le journaliste affirme que la mélinite donne des résultats supérieurs à tous les autres explosifs. Et de poursuivre « …que les négociations pendantes entre M. Turpin et la maison Armstrong ne sont plus un secret aujourd’hui ». Et de conclure « MM. Turpin et Triponé…n’hésitent pas à déclarer qu’il est parfaitement vrai qu’ils ont vendu la mélinite française à la société Armstrong. »

En effet, au cours de l’année 1888, conformément à ses droits, 15 mois après avoir recouvré sa liberté d’action vis-à-vis du gouvernement français, E. Turpin s’est rendu avec E. Triponé au siège de la société Armstrong pour y négocier ses brevets. C’est à partir de ces circonstances que M. Turpin, pour des raisons obscures, écrira un livre dénonçant une trahison « Comment on a vendu la Mélinite ». Cet opuscule déclenchera toute la procédure qui se traduira par la condamnation d’Emile Triponé pour trahison.

Or, le 31 juillet 1891, on peut lire dans l’Echo de Lyon 4 et dans la Presse du 1er Aout 1891 4bis qu’une ordonnance de non-lieu a été rendue par M. Athalin, juge d’instruction, en faveur des inculpés, MM. Ganet et Triponé. Il s’agit en l’occurrence, d’une décision juridique, synonyme d’acquittement, qui déclare qu’il n’y a pas lieu de continuer les poursuites. Et pourtant, la condamnation sera confirmée en appel. Sans avoir connaissance des dossiers de justice, il est difficile de comprendre le fondement des suites du jugement.

Dans  le même journal en date du  11 août 1891 5 insère dans ses colonnes une lettre, signée d’Emile Triponé et adressée à son ami M. Canet et dont la lecture est troublante. 

Transcription d’un article non signé paru dans l’écho de Lyon du mardi 11 aout 1891

 LA POUDRE SANS FUMEE

 
Une lettre de Triponé à M. Canet
Paris, 10 août.
La chambre des appels correctionnels s’occupe encore aujourd’hui de l’affaire de la mélinite, sur laquelle est  greffée celle de la poudre sans fumée. Le ministère public présentera ses conclusions. On sait que le huis clos est prononcé et qu’en conséquence il est légalement impossible de se tenir au courant des débats, Voici cependant, à titre de document, avec toutes ses négligences et incorrections de style et d’orthographe une lettre de Triponé à M. Canet, datée de Pontarlier, écrite pendant que Triponé accomplissait là-bas, en .qualité do capitaine d’artillerie territoriale, une période d’instruction. Elle expliquera peut-être certains détails restés obscurs.
 
Pontarlier, 25 juin 1888.
 
Mon cher Gustave,
Je n’ai jamais douté que tu manquais d’imagination ; ta lettre du 18 en est une nouvelle preuve ; aussi, bien que tu dises que je suis complètement à côté de la question en ce qui te concerne, tu me permettras au contraire de t’y ramener en te posant les questions suivantes :
 
Est-il vrai que :
 
1° Lorsque tu assures que M. Turpin me donnait finalement la préférence, après avoir refusé d’accepter de te confier  l’exploitation de tous ses brevets étrangers et que c’était avec la maison Armstrong que je me proposais de le mettre en rapports que tu lui as donné le conseil charitable de se méfier de ladite maison, qu’elle le roulerait ;
 
2° Lorsqu’il t’a annoncé qu’il se rendait sans engagement en Angleterre pour procéder à des essais faits aux frais d’Armstrong et que ce n’était qu’après expérience qu’il serait libre ou non de traiter avec Armstrong, que tu lui as répété : « Si vous ne faites pas affaire avec Elswick (1), revenez me trouver et je me charge de vous trouver en Angleterre une autre compagnie qui vaudra bien Armstrong » ;
 
3° Lorsque tu as négocié le traité pour le Japon entre M. Turpin et M. Fossoyat, tu as demandé qu’on déchirât le traité, une fois l’affaire conclue.
 
4° C’est toi qui a remis à M. Turpin un échantillon de la poudre blanche de notre fusil petit calibre, en lui disant de l’étudier, et, dans le cas où il arriverait à faire quelque chose d’analogue, que tu te chargeais de lancer son affaire.
 
Si ces différents faits sont exacts, les conclusions à en tirer se déduisent d’elles-mêmes, à savoir que :
 
1° Tu as dû avoir un certain dépit que M. Turpin m’eût donné la préférence ; et si tu protestes contre ce sentiment, il me paraît difficile d’admettre que, en le mettant en suspicion contre la maison Armstrong, ce fut peut-être pour me rendre service.
 
2°  Tu as été bien injuste envers la maison Armstrong et en particulier envers son mandataire en cette occurrence, M. Vavasseur, pour lequel tu ne devrais avoir cependant que de la reconnaissance ; et que, par suite, il était tant soit peu machiavélique de ta part de suggérer à M. Turpin d’accepter l’offre qui lui était faite, de venir procéder à des expériences et de lui faire entendre que rien ne te serait plus facile, après, de lui trouver l’équivalent de la maison Armstrong, s’il ne traitait pas avec elle.
 
3° Si, réellement, en négociant le traité pour le Japon, ton intention était de venir ensuite l’offrir en holocauste au ministre de la guerre pour le dispenser de payer à M. Turpin la somme qu’il réclamait pour réserver au pays l’usage exclusif de son explosif, pourquoi alors cette crainte de laisser trace dudit marché et pourquoi ne m’as-tu pas évité (2) , en faisant de suite savoir au ministère que tes intentions étaient des plus pures et des plus désintéressées et que ledit traité provisoire n’était valable que jusqu’au 5 avril 1889, il n’y avait pas de temps à perdre, si on ne voulait même pas que la mélinite fût connue dans ce pays.
 
4° Je ne sais pas lequel de nous deux a contribué à divulguer un secret d’Etat, attendu que pour sa mélinite, M. Turpin, avait prévenu le ministère qu’il prendrait des brevets à l’étranger qui sont par suite sa propriété industrielle, tandis que la poudre blanche est bien réellement un secret d’Etat, pour me servir de ton expression. Dans ces conditions, tu voudras bien admettre qu’il m’était impossible de te faire des confidences au sujet de l’affaire pendante avec Armstrong, puisqu’en cherchant à dégoûter M. Turpin de traiter avec Armstrong, tu m’enlevais par le fait la possibilité éventuelle de la mener à bien et d’en tirer quelque profit. Et cependant, en revenant de Newcastle, où M. Turpin avait bien été obligé de faire connaître ton traité premier pour le Japon, j’ai cru devoir t’en toucher un mot dans ton bureau, pensant que cela nous amènerait à parler de tout cela ; mais- en présence de ta réponse évasive et embarrassée, j’ai pensé qu’il valait mieux en rester là, et c’est ce que j’ai fait.
 
— Qu’en fait de patriotisme, il t’est difficile de critiquer le mien et que la distinction que tu cherches à établir à ton avantage entre la mélinite et tes affûts est tant soit peu spécieuse, et qu’en fait d’engins de guerre, il est impossible de tracer une limite pour savoir quels sont ceux qu’on peut livrer à l’étranger, sans être accusé de manquer de patriotisme.
 
A ce propos, je me rappelle ton indignation et les préparatifs de combat que tu avais faits, m’as-tu dit, lorsque l’affaire des obus Holtzer et de Firminy est venue devant la Chambre des députés et que tu craignais d’être, à ton tour, l’objet d’une interpellation ; — tu protestais alors hautement et à juste titre, à mon avis, contre cette prétention inadmissible d’empêcher les inventeurs de matériel de guerre de tirer parti de leurs inventions à l’étranger, et c’est ce souvenir qui m’a fait te dire dans ma précédente lettre que j’étais étonné que tu aies été si brusquement frappé d’une grâce nouvelle.
 
Je me rappelle encore, il y a deux ou trois ans, que tu étais en négociations avec une maison allemande pour lui passer  tes brevets d’affûts et, si la chose n’a pas abouti, je ne sache pas que ce soit uniquement parce que tu t’es rappelé à temps qu’ils étaient nos pires ennemis.
 
Enfin, -pour ton affaire Whitworth, en admettant qu’ils ne puissent prendre des commandes d’affûts que pour l’Angleterre, en as-tu avisé néanmoins préalablement le ministère de la guerre, comme t’y obligeait la fameuse circulaire de l’amiral Aube ?
 
Quant aux racontars des journaux auxquels  tu fais allusion, tu devrais savoir mieux que personne ce que valent leurs informations ; et, ce que je puis t’assurer, c’est que M. Turpin n’avait nullement besoin d’avoir recours à eux pour précipiter son entente avec Armstrong, attendu que c’était chose faite le surlendemain des expériences de Lydd, c’est-à-dire huit à dix jours avant les premiers bavardages parus dans les journaux, comme je l’ai annoncé d’ailleurs le lendemain de mon retour de Lydd à M. le général Ladvocat ;
 
— c’est te dire aussi que la somme de fr. 750,000, dont il a été parlé, est fausse, archi fausse. Ceci dit, tu comprendras, je l’espère, pourquoi j’ai bondi à mon tour, lorsque j’ai eu connaissance de ta dernière lettre à M. Turpin, et si mes expressions ont été plus ou moins heureuses, c’est qu’il est difficile de les maîtriser, lorsqu’on se sent atteint.
 
Les amis sont trop rares pour qu’on risque d’en perdre, et pour toi plus que tout autre, mon dévouement a toujours été entier, mais j’ai cru constater depuis quelque temps que je n’avais plus la réciproque comme autrefois, et c’est ce qui m’a peiné.
 
Je finis demain mes écoles à feu, et si, à mon retour, tu juges à propos que nous recausions de tout cela et que nous allions ensemble au ministère, tu n’as qu’à me convoquer.
 
Bien à toi. E. TR.

progres de lyon 14-6-91-bisLa condamnation d’Emile Triponé. L’ensemble des éléments et informations recueillis à travers la presse laisse une impression étrange, et, sans être ni expert juridique ni expert militaire, on ne peut s’empêcher d’y trouver des insuffisances et des enchaînements sans fondements. La lecture de cette lettre, écrite bien avant que ne se mette en marche le mécanisme qui conduira à la condamnation d’Emile Triponé, permet de comprendre qu’il n’y avait aucun caractère frauduleux dans les démarches commerciales en direction de la maison Armstrong. Même plus, grâce aux documents réunis, on voit bien cette mélinite était également l’objet de négociations multiples avec d’autres pays, tels la Belgique, la Hollande, le Japon, la Grèce …

A ce stade de l’investigation se posent donc quelques questions sur les motifs qui ont conduit au procès et à la condamnation des protagonistes de l’affaire.

–       Ce qui était toléré pour certaines puissances étrangères était-il interdit avec la Grande Bretagne, ennemi héréditaire avec qui la France était en concurrence féroce, notamment pour les colonies en Afrique ?

–       Assiste-t-on à un épisode des conséquences de la défaite de 1871 et la recherche frénétique d’espions dans un climat qui favorisera l’affaire Dreyfus ?

–       Quels lobbies avaient un intérêt économique et/ou politique si important pour faire pression sur l’appareil politico-juridique ?

Emile Triponé sera emprisonné à la prison d’Etampes ainsi qu’Eugène Turpin. Il effectuera sa peine jusqu’en 1893 et sera libéré 8 mois avant la fin de sa peine. L’article que consacre le Figaro à sujet, le 22 octobre 1893 6, est un exemple incroyable de haine et de mépris.

Le Figaro – 22 octobre 1893 (transcription)

Mise en liberté de Triponé

On n’apprendra pas sans un certain étonnement la mise en liberté d’un homme dont la condamnation, lorsqu’elle fut prononcée, apparut à tous comme un trop faible châtiment du crime monstrueux qu’il avait commis.

Triponé, le traitre avéré qui, malgré sa triple qualité de Lorrain, de capitaine d’artillerie territoriale et de chevalier de la Légion d’Honneur, trafiquait avec l’étranger des secrets de notre défense nationale, Triponé est libre sans avoir fait jusqu’à la dernière heure, jusqu’à la dernière minute, la prison à laquelle il avait été condamné.

Le gouvernement a été d’avis que l’indulgence pouvait aller à cet homme et l’a fait bénéficier d’une mise en liberté conditionnelle.

Le moment, on l’avouera, a été singulièrement choisi. Il est possible après tout que M. Guérin se soit flatté de l’espoir que ce singulier évènement passerait inaperçu au milieu des manifestations populaires occasionnées par la présence des marins de l’escadre russe.

Il est à peine besoin de rappeler à la suite de quelles  circonstances le sieur Triponé, fut arrêté et condamné.

Au mois de mai 1890, M. Turpin, inventeur de la mélinite, révélait dans un livre intitulé : Comment on a vendu la mélinite, les honteux trafics auxquels le sieur Triponé, officiellement protégé se livrait à l’étranger.

Nos explosifs secrets, nos détonateurs, les rapports sur les expériences militaires et maritimes étaient impunément livrés depuis plusieurs années aux puissances étrangères. Ces trafics, Turpin les avait signalés depuis deux ans au ministère de la guerre, au gouvernement, aux autorités judiciaires. ;  on n’avait pas voulu les voir. Il avait fallut rien moins que l’éclat fait par le livre pour décider M. de Freycinet à agir.

Triponé fut arrêté. Il avoua tout ; mais pour se sauver, il dénonça un malheureux fonctionnaire de la manufacture de Puteaux, Fassier, qui, confiant dans son uniforme sur lequel brillait la croix de la Légion d’Honneur, et plus confiant encore dans les hautes relations militaires qu’il lui connaissait, avait eu la faiblesse – excusable après tout- de lui remettre les plans du détonateur de Bourges.

Durant l’instruction et pendant le procès, l’attitude de Triponé fut honteuse à tous les points de vue. Nous avons en ce moment sous les yeux une confession émouvante écrite à la maison centrale de Poissy par le malheureux Fassier, où ce dernier avoue que dans le cabinet du juge d’instruction, Triponé lui demanda de s’unir à lui pour perdre Turpin, contre lequel aucune charge ne pouvait être relevée. Voilà l’homme.

Cinq ans de prison lui furent octroyés. C’était le maximum. On estima généralement que la loi était insuffisante pour des faits de trahison de ce genre et nos législateurs s’empressèrent de la modifier en l’aggravant.

Il était donc présumable que Triponé ferait sa peine jusqu’au bout et qu’on userait vis-à-vis de lui de toutes les rigueurs permises. C’était déjà trop que d’éviter à ce traître la promiscuité de la Maison centrale et de l’autoriser à faire sa peine en cellule. On alla plus loin, et, par une inexplicable faveur, tandis que Turpin, innocent, portait encore le costume des prisonniers, Triponé avait la jouissance de ses vêtements civils et pouvait conserver sa moustache et sa barbe.

En faisant sa prison en cellule, Triponé bénéficiait d’une réduction du quart de sa peine, c’est-à-dire de quinze mois. Il avait donc à faire quarante cinq mois de prison à dater de fin octobre 1890, où fut prononcé l’arrêt définitif de la Cours de cassation.

Le gouvernement, si dur cependant pour M. Charles de Lesseps, n’a pas su résister aux nombreuses influences qui s’agitaient ouvertement en faveur de Triponé. Celui-ci avait encore huit ou neuf mois de prison à faire, on l’en tient quitte.

Singulière besogne.

 

J.Cardane

 Ce journaliste se livre à un réquisitoire stupéfiant, n’hésitant pas à parler de l’innocent Turpin, alors que celui-ci a été condamné au même titre qu’Emile Triponé, et dénonçant des soutiens occultes qui auraient valus à ce dernier un traitement de faveur. La théorie du complot est bien présente dans l’esprit de l’auteur de ce papier pour qui la vérité est celle qui se couche sur le papier sous sa plume.

7 le républicain de la loire 1893

Curieusement, on peut lire cet entrefilet, paru dans le Républicain de la Loire en date du 16 avril 1893 7 dans lequel on nous informe que le Figaro entreprend, ce jour même la réhabilitation d’E.Triponé. Or les recherches dans les archives de ce journal ne donnent aucun élément sur ce sujet. Ce qui, compte-tenu du ton utilisé par ce journal, même plusieurs années après que cet homme ait purgé sa peine, aurait été étonnant.  

Pendant tout le temps de son emprisonnement, Emile Triponé recevra la visite quotidienne de son épouse, Reine Marie Chalas, conduite par son chauffeur et la visite régulière de ses enfants, Pierre Adolphe, 17 ans,  Jeanne Marie, 13 ans, Charles Emile, 10 ans, et Pierre Léon, 3 ans. Puis il se retirera à Sennecey le Grand, village natal de son beau-père pendant le temps que durera son interdiction de séjour à Paris.

La Presse publie le 14 avril 1893 8, un article intitulé « la grâce de Turpin, 24 heures à Etampes » Pierre Daurier, le journaliste, avait un peu trop anticipé la grâce de Turpin, et était venu assister à son élargissement. Il en arrive à évoquer, avec la patronne de l’hôtel ou il est descendu les visites reçues par E.Turpin et E.Triponé.

« – Savez-vous si Mme Turpin est quelquefois venue voir son mari ?

– Jamais que je sache, monsieur. Ce n’est pas comme Mme Triponé.

– Elle vient souvent?

– Tant qu’elle peut. Et elle amène ses enfants, toujours deux à la fois. Vous savez qu’elle en quatre A présent, elle vient vers midi et repart le soir. Mais dans les commencements elle arrivait dès le matin et déjeunait ici.

– On lui a donc raccourci la durée de ses visites?

– Oui. Elle s’était vantée trop haut des faveurs qu’elle obtenait. » 

La Presse, 14 avril 1893.

La chronologie d’un lâchage : comment on a vendu le capitaine E.Triponé

 Dans la presse – Il est intéressant d’examiner maintenant quelques détails dans la presse qui pourraient amener à une conclusion un peu différente des événements

Un journaliste de la Presse s’est rendu chez Mme Triponé, dès le jour même de la plainte déposée par Turpin, le 26 mai 1891 9. Dans cet entrefilet, on peut lire que le général Ladvocat, président de la commission d’enquête conseille à  E.Triponé de se rendre immédiatement chez M.M. avoué. Il est facile de comprendre qu’il y a là le soutien d’un général vis-à-vis d’un capitaine de l’artillerie territoriale, qui de surcroît est missionné par le ministère de la guerre pour conduire des missions à l’étranger.

Mais, ce même général Ladvocat va progressivement prendre ses distances et également mettre en cause sa hiérarchie, à savoir le ministre lui-même En effet, il aurait, toujours d’après la Presse du 16 avril 1893 10,  écrit une lettre à M. Charles de Freyssinet (ministre de la guerre de 1889 à 1890), dont Paul Déroulède aurait cité des extraits lors d’une séance au palais Bourbon an avril 1893. Dans cette lettre, le général met directement en cause M. de Freyssinet et aurait écrit notamment ceci : « Vous savez, que sur votre ordre, Triponé a été chargé de diverses missions à l’étranger et je vous ai tenu au courant de ce qu’il faisait et de ses négociations. C’est la correspondance échangée à ce sujet qui a été, lors du procès, mise sous scellés et placée .en dehors de toute communication dans votre seul intérêt, ce qui a produit une fâcheuse impression sur l’opinion. » Il ya bien là la confirmation que les actions conduites par E.Triponé ne sont pas dissimulées et que sa hiérarchie est tenue au courant régulièrement.

Enfin, il faudra attendre que le journal l’Aurore du 18 novembre 1902 11, édite  en première page  un article qui sous le titre « notre incomparable armée » pour en savoir un peu plus. A l’occasion de la publication d’un livre du sous-lieutenant BOLOT : « la Grande Muette » dont un des objet est d’affirmer que l’armée française détient « des secrets redoutables » Le journaliste se livre alors à une forme de dénonciation moqueuse des fameux secrets militaires entretenus par l’armée française sur l’armement, les troupes et les fournitures, secrets qui sont connus de toutes les autres puissances étrangères. Il écrit même ceci : « Dans l’artillerie, mêmes pratiques. A  l’étranger, on discute librement sur les améliorations nouvelles. Cependant, en France, du moins, il serait dangereux de donner la description des mécanismes en usage et de faire connaître les expériences qui s’y rapportent. Pour être instruit à cet égard, il faut avoir recours aux publications étrangères… »

 Le contexte géopolitique – Cet article de l’Aurore invite à s’intéresser au contexte géopolitique de la France au lendemain de la défaite de 1871. L’article de Fabien Porcher, intitulé : « La France dans les relations internationales de 1870 à 1914 : de l’isolement à la Triple-Entente », trouvé sur le blog : http://torino-bordeaux.hautetfort.com/index-3.html apporte quelques éléments de compréhension. Les passages suivants lui sont largement empruntés, avec son aimable autorisation. 

La stratégie de Bismarck au lendemain de la victoire de l’Allemagne est de contrecarrer par tous les moyens le redressement et les jeux d’alliance de la France. Le climat des relations franco-allemandes, après la crise du 24 mai 1873, devient donc électrique. L’État-major du Reich n’apprécie guère le réarmement français, qui s’opère très rapidement à la faveur des nombreuses lois promulguées par l’Assemblée nationale. Celle de 1875 sur l’augmentation du nombre d’officiers et de sous-officiers dans l’armée française provoque un tollé dans les milieux militaires outre-Rhin : l’Allemagne perçoit la montée en puissance militaire française comme une menace directe pour sa sécurité. Sous la menace d’une nouvelle guerre, la France se tourne aussitôt vers l’Angleterre et la Russie. Habilement et opportunément, Bismarck se fait une alliée de l’Angleterre de Victoria : une des filles de la souveraine britannique épouse le Kronprinz, le futur Guillaume II. De plus, en poussant la France à la conquête coloniale, le chancelier allemand espérait bien provoquer des brouilles franco-anglaises : c’est ce qui se passe en Egypte en 1881.

Mais, bien que des tensions existent avec l’Angleterre, et sur cet aspect de la politique extérieure, des hommes tels que Charles de Freycinet restent convaincus que l’Angleterre doit être l’allié naturel de la France.  Ce fut d’ailleurs l’orientation de sa politique extérieure, menée comme Ministre des Affaires étrangères du 6 avril 1885 au 7 janvier 1886, reprenant celle qu’il avait conduite  en sa qualité de président du conseil et de ministre des affaires étrangères de  1880 à 1882.  A l’issue d’une affaire difficile sur la question égyptienne, il écrit  notamment dans ses mémoires, rédigées en 1913 « M. de Bismarck se montrait d’une courtoisie parfaite, il ne nourrissait pas de noirs desseins à l’égard de la France, mais il se complaisait à la voir isolée, affaiblie; pour la maintenir telle, tous moyens lui étaient bons. Il veillait jalousement à ce que nous ne nous concertions pas avec la Russie et il se servait de la question égyptienne pour entretenir la défiance entre nous et les Anglais. Il ne s’en cachait pas du reste, il le disait caustiquement plus tard à notre ambassadeur, M. Herbette. J’étais donc résolu à desserrer ces liens gênants et à reprendre, vis-à-vis de l’Angleterre et de la Russie, ma politique de 1880 et de 1882. »

Puis, nommé Ministre de la Guerre du 3 avril 1888 au 17 mars 1890, il poursuit la réforme de modernisation de l’armée engagée par  le général Boulanger. Celui-ci « avait amorcé des réformes considérables : l’introduction du fusil Lebel et l’emploi des obus à la mélinite, poussé par Freycinet poussé en 1886. Mais les lenteurs de la mise en train, les changements successifs de ministres, les préoccupations intérieures n’avaient pas permis une rapide fabrication. A la date de mon installation, les manufactures produisaient trois cents fusils par jour; à ce compte, il eût fallu vingt ans pour doter notre infanterie. L’ayant reconnu, je fus obsédé par deux idées : décupler la rapidité de notre fabrication en armes et projectiles; amener, s’il se pouvait, l’alliance avec la Russie. »

Et en 1888, les discussions avec la Russie s’accélèrent sur la mise en œuvre d’une collaboration en matière de fabrication d’armes. Le Grand-Duc Wladimir ayant manifesté son intérêt pour le fusil Lebel. « Au conseil des ministres …, je racontai ma visite à Son Altesse, en rappelant que le fusil ne pourrait être cédé qu’en vertu d’un décret du président de la République. Nous tombâmes très vite d’accord que, si le Grand-Duc insistait, nous ne pouvions nous dérober : il faudrait au préalable appeler son attention expresse sur la nécessité de tenir secret non seulement le mécanisme de l’arme, mais le fait même de sa cession, celle-ci pouvant, en cas de divulgation, entraîner des inconvénients de plus d’un genre. En même temps nous décidâmes que cette communication s’effectuerait par l’intermédiaire du général Mathieu qui, en qualité de fonctionnaire s’acquittait d’un mandat, pourrait mettre dans ses paroles plus de précision que je n’en mettrais dans les miennes. Le lendemain le général vit le Grand-Duc, dont le désir parut s’être encore accru et qui s’engagea à la plus absolue discrétion. Le 8 novembre, le décret fut signé en conseil, et le jour même le général Mathieu opéra directement la remise du fusil et des cartouches à Son Altesse Impériale, qui le chargea de me transmettre ses chaleureux remerciements.

Il faut croire que l’examen de l’arme produisit sur son détenteur une impression favorable, car deux mois plus tard l’attaché militaire de Russie, baron Freedericksz, vint me demander si notre direction de l’artillerie serait disposée à étudier un type de fusil se rapprochant du nôtre et qui pourrait ultérieurement être fabriqué dans nos ateliers pour le compte de son gouvernement. Je lui promis d’examiner la question et de lui donner une réponse dans quelques jours. Je rapportai cet entretien au conseil en faisant observer que nous trouverions là sans doute l’occasion de contacts plus intimes avec la Russie. Tous mes collègues, MM. Floquet et Goblet en tête, partagèrent cette opinion. Je fus, en conséquence, autorisé à continuer les pourparlers, qui prirent un tour plus actif, par suite de l’arrivée à Paris des généraux de l’artillerie russe. Le général Mathieu reçut ordre de se mettre à leur entière disposition et bientôt s’établirent entre eux et nos artilleurs des relations de véritable camaraderie. Quelque temps après, l’ambassadeur me pria d’accueillir favorablement trois ingénieurs des poudres, chargés d’étudier notre fabrication en vue de l’érection en Russie d’établissements similaires. Je leur fis visiter, en réservant certains détails, la manufacture de Sevran-Livry, dont ils admirèrent les dispositions. Ils travaillèrent avec notre directeur M. Arnoux, qui déploya la même complaisance que le général Mathieu pour faciliter leurs recherches.

Les études du fusil russe furent longues, en raison des fréquentes retouches réclamées par les bureaux de Saint-Pétersbourg. Au point de cette élaboration, le général Freedericksz s’informa si nos ateliers de Chatellerault accepteraient une commande de cinq cent mille fusils, qui sérait sans doute suivie d’une commande égale. « Très volontiers, lui répondis-je, et nous en reparlerons quand j’aurai consulté notre direction de l’artillerie. Toutefois, ajoutai-je moitié riant, nous voudrions être assurés que ces fusils ne tireront jamais sur nous. » Il me répliqua sur le même ton : « Nous l’entendons bien ainsi et nous vous donnerons toute garantie à cet égard. » Le baron de Mohrenheim, avec lequel j’échangeais des visites de courtoisie, me dit incidemment : « J’approuve entièrement la réponse de notre attaché militaire. Êtes-vous satisfait ? »— « Oui, répondis-je; mais je le serais encore davantage, si vous la confirmiez à notre ministre des Affaires étrangères » — « Je n’y manquerai pas, à l’occasion », acquiesça l’ambassadeur. Effectivement il en parla avec M. Spuller, qui, en février 1889, avait remplacé M. Goblet au quai d’Orsay. Les conversations se précisèrent quand la fabrication ouvrit à Châtellerault. A ce moment j’étais président du conseil et M. Ribot avait succédé à M. Spuller, le 17 mars 1890. Je dirai plus loin comment elles aboutirent aux accords politiques et à la convention militaire actuellement en vigueur. » Extrait des souvenirs de Charles de Freycinet consultables : http://www.annales.org/archives/x/f2-12.html

Dans cette période mouvementée de remise en cause de l’organisation militaire héritée du second empire, de la crise du Boulangisme, et des préoccupations de politique intérieure, il devient évident que l’impact provoqué par la publication de l’opuscule « comment on a vendu la mélinite » ne concordait pas avec la face montrée des négociations avec les puissances étrangères.

 Il est presque certain que Turpin, décrit par beaucoup comme un doux rêveur, un fou, un maladroit, mais aussi comme une homme rêvant de reconnaissance et de notoriété (il aurait du appeler son invention la turpinite), avait mis les doigts dans un engrenage qui devait broyer les protagonistes. Il avait de son initiative engagé des négociations avec d’autres pays. Mais lorsque les choses sont devenues sérieuses avec la maison Armstrong, par l’entregent d’E.Triponé, agissant sous couvert du ministère de la guerre, donc de M. de Freycinet, il a perdu pied. Cet opuscule a créé une onde de choc médiatique dont le résultat a été la condamnation sans nuance par les journalistes des protagonistes de l’affaire. Le politique, pour se protéger et protéger les négociations officielles a du céder à l’opinion publique. Sous la pression on peut alors imaginer les réflexions et les tractations qui ont pu s’ensuivre. Il ne pouvait pas être  question de déjuger un ministre, ni un représentant de l’Etat Major.

L’hypothèse d’un accord entre le ministère, l’armée et E.Triponé au terme duquel celui-ci acceptait d’endosser seul les conséquences de cette affaire n’est pas si farfelue. Elle pourrait expliquer en premier lieu le huis clos du procès, puis les silences d’Emile, les faveurs accordées à son épouse pour les visites et pour ses conditions de détention, ainsi que sa libération anticipée. Pour étayer cette prise de position, il faut se référer à l’article parut dès juillet 1891 dans la « revue catholique des institutions et du droit »12 dans lequel un journaliste affirme au lendemain de la condamnation de Turpin et Triponé que « les vrais condamnés de l’opinion publique n’ont point encore été arrêtés » La lecture permet de comprendre que pour sauver le ministre Freycinet, « l’intérêt suprême de la République » commandait le vote des députés » mais qu’auparavant, il avait été nécessaire de désigner et de condamner des coupables.

revue catholique 1891

On peut donc penser que Emile Triponé avait alors agit sous couvert du Ministre de la Guerre, dans une stratégie de perspective d’alliance avec l’Angleterre sur le plan du développement de l’armement, de la même façon que les négociations qui ont eu lieu et qui ont abouties avec la Russie. On peut également imaginer que sans les agissements d’Eugène Turpin les contacts pris avec la société Armstrong aurait pu déboucher sur un accord de coopération avec l’Angleterre. Mais la publication du livre de Turpin, dans le contexte que l’on a décrit précédemment, a déclenché une vague de fond dont la conséquence a été que pour sauver le ministre et la stabilité à la chambre, il a fallut livrer des coupables, et en l’occurrence les exécutants missionnés pour structurer cette stratégie d’alliance.


Mais il convient de souligner l’aspect anticipatif de l’anglophilie de Charles de Freyssinet et des contacts qu’il avait fait prendre par Emile Triponé avec ce pays. Son appréciation de l’intérêt d’une telle alliance alors que l’Allemagne manœuvrait pour isoler la France s’est avérée juste 10 ans plus tard, lors du déclenchement du conflit de 1914.s agit sous couvert du Ministre de la Guerre, dans une stratégie de perspective d’alliance avec l’Angleterre sur le plan du développement de l’armement, de la même façon que les négociations qui ont eu lieu et qui ont abouties avec la Russie. On peut également imaginer que sans les agissements d’Eugène Turpin les contacts pris avec la société Armstrong aurait pu déboucher sur un accord de coopération avec l’Angleterre. Mais la publication du livre de Turpin, dans le contexte que l’on a décrit précédemment, a déclenché une vague de fond dont la conséquence a été que pour sauver le ministre et la stabilité à la chambre, il a fallut livrer des coupables, et en l’occurrence les exécutants missionnés pour structurer cette stratégie d’alliance.

Toutefois, que les Anglais aient pu disposer de la mélinite pour la fabrication de ses munitions a plutôt rendu service à la France et à ses alliés lors du conflit de 14/18. At last, but not least, le propre fils d’Emile Triponé, Charles Emile Chalas bien que réformé mais imprégné des valeurs patriotiques transmises par son père, a souscrit en 1915 un engagement volontaire auprès d’une firme anglaise la cartoucherie Aerators, qui travaillait alors pour le gouvernement français à a fabrication des munitions pour fusils Lebel. 

 

 

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